Le rade des poètes
LE RADE DES POÈTES
Un temps impossible et une journée sans rendez-vous transformaient en sidérale opulence le vide qui s'avançait démasqué.
Il y fit face, en bonne figure qu'il tentait d'être.
Il traîna exprès.
La vie décida pour lui d'entrer au Café du Vrai Commerce ...
Pigeon voyageur, il se posa en douceur, sur la banquette de moleskine rubis poisseux. Elle qu'avait tant vu le derrière des choses et des gens!
Les accoudés regardaient au fond de leur vide.
Leurs vies se taisaient en chien de faïence dans le miroir du comptoir.
Le reflet, c'est déjà quelque chose, mais c'est tout...
Vif d'esprit, ses appétits aiguisés l'assommaient de passer à l'action.
C'était décidé, aujourd'hui s'annonçait comme une phrase bien tournée.
L'humeur gironde, il offrit sa tournée à la ronde.
La ronde, il avait envie de la rendre généreuse, farcie de bons augures qui tempèreraient la Planète et réchaufferaient ses révolutions.
Il se paya ainsi sa bonne mine.
Il but l'eau de feu de la paix, d'un trait, pour dessiner son nouveau destin.
C'est ce qui lui manquait, cruellement.
Le café ne serait plus jamais froid.
Parce que ça, décidément, c'était dégeulasse.
Il l'avait appris à ses dépendances.
Il fallait somme toute s'engager dans le sens d'un notre progrès.
Depuis trop longtemps il crachait chaque matin les mots de son venin en colère.
Fallait jardiner.
Encore heureuses, ses oreilles lui sifflaient des ritournelles venues tout droit des vies passées antérieures, messagères du plus-que-parfait.
Quelque chose ou quelqu'un lui donnait confiance.
Mais il avait bien vu qu'à l'école du quartier découpé en cartes scolaires, on n'enseignait plus ces temps d'un autre âge.
Pas question non plus du plus-que-futur, pour espérer nous conjurer un sort de la chienlit.
Quels temps libres nous restait-il depuis que ces temps obsolètes étaient mis au banc de la société du fond des classes?
En lutte, quelques vieux singes voyants et quelques jeunes éclaireurs éclairés, récitaient encore des poèmes, innocents, suaves et savants.
Il avait bien entendu.
Ils foutaient la zone d'éducation prioritaire en l'air.
Ils sapaient le ghetto à la racine du mal sécuritaire, en quête de féminités fécondes, pour la bonne cause.
C'était décidé, il fit de la musique acoustique et de la résistance électrique, branché avec le tenancier du rade.
Le patron reluisant lui donna toute latitude d'un bon gars, plein de cœur et de soleil.
Il respirait la fraternité reconnaissante d'un vieux loup de mer qui avait essuyé des tempêtes, des paquets et des verres au fond des cales et des cafés.
Le rade devint radeau.
Tout espoir ne s'était pas perdu.
D'un harmonique d'accord, ils décidèrent de faire caisse commune.
Ils s'en prirent une mémorable.
Ils mélangèrent leur vin, qui, on le sait, est le sang des Dieux.
Ils devinrent devins divins.
Ils l'avaient bien cherché.
Jusqu'à la fin des temps, ils passèrent leurs jours à graver au couteau, sur les tables indigo du bistrot, les plus beaux poèmes tombés des cieux du monde.
On venait de loin pour boire leurs paroles vivifiantes, sucrées et brillantes, enchanteresses.
Désormais, les paraboles mortes se ramassaient à la pelle.
Elles chutaient des toits, lassées de relayer les idées fausses et les petits sentiments. Elles avaient choisi de se recycler en purin d'orties sauvages, humus prometteur.
Enfin, les rayons d'or et l'eau coulaient à flots.
Les saisons étaient revenues, chatoyantes.
Et la raison avec, sa "fatalité de bonheur"*, ses folles surprises!!
(* Arthur Rimbaud)
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