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La beauté du geste - 1983-84

LA BEAUTÉ DU GESTE

Ainsi les hommes, absents le plus souvent, en oublient de regarder les roses qu'ils peuvent avoir au creux des mains.

On a dit quelque part que pour vivre les hommes doivent oublier la Loi.

Ainsi on retrouve dans la plupart des grandes traditions des lois. Ces lois ont souvent quelque chose à voir, à voir et à entendre.

Alors, est-ce que c'est un problème d'écoute?

Dans le fond, le plus souvent, les hommes sont absents. Tout à fait absents. Et ils ont l'impression que l'important, ce qu'ils comptent sur le bout de leurs doigts, sur le bout de leur nez, c'est le temps.

Le temps c'est de l'argent...

Puis, finalement, on se rappelle de très peu de choses au bout du compte.

Il y a quelques endroits ensoleillés, quelques cieux sans nuages, quelques tempêtes tourmentées, des vagues, des hommes, des femmes et des bananes.

Il y a des rues, des rues et des chemins que l'on traverse sans même le savoir.

C'est peut-être cela dont il faudrait se rappeler.

Belle femme aux rides sauvages. Sage comme l'après-midi passée près d'un faune, flore de femme. Lys que m'apporte ton parfum, même quand tu n'es pas là.

Cela je m'en rappelle.

Qui oublie l'amour passe de l'autre côté du miroir, aveugle et sourd.

Comme un crapaud écrasé la nuit sous la pluie par les roues d'un gros camion.

Encore qu'il y ait des pays où l'on raconte des légendes où les crapauds, les grenouilles, se transforment en princesses. Princesses blondes aux longs cheveux qui tombent sur leurs reins, avec des yeux comme des rivières, des mains comme des diamants, une bouche rouge comme une rose rouge comme le sang qui coule dans les veines de tout à chacun.

Au fond, chacun pourrait être un prince. Chacun est un prince qui voyage les mains dans les poches. Encore faut-il pouvoir s'arrêter pour voyager.

Il faut s'asseoir dans un coin à une terrasse de café par un jour de printemps sur les grands boulevards, à Paris, qui regarde passer les hommes, qui ne voudrait surtout pas leur parler, mais qui peut-être les dévore des yeux, mange leurs cheveux, partage leurs rêves.

Les rêves sont des trous noirs immenses et merveilleux. Le merveilleux fait peur. Les rêves sont pleins d'électricité, d'attentes, d'attentats, de meurtres, d'amours, de baisers...

Les amants s'étreignent et s'affolent comme des libellules volant l'une sur l'autre au-dessus de la rivière.

Un gigantesque avion vient à passer, il fait trembler les airs. Les amants se terrent au bout d'un silence. Ils ont les mains moites. L'avion transporte de cité en cité des hommes bizarres au front haut et dégarni, au regard blafard, aux gestes blêmes, au pas pressé. Des hommes qui font des..., des affaires, des trucs. Ils croient savoir ce qu'ils font. Et surtout qui sont sûrs d'avoir raison, ce qui paraît absolument incroyable. Avoir raison... Mais qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire?

Insensés malfaiteurs... On pourrait vraiment avoir envie de les tuer. On a envie. Tout en se disant que... Ah, c'est une drôle d'histoire...

Heureusement peut-être il y en a qui rient, qui rient aux éclats. Non pas de ceux-là, mais d'autres. Heureusement il y a des différences. Des différences, est-ce que cela veut dire des différents?

Il semble que les amants aient retrouvé leur calme. Ils sentent à nouveau le poids de leur corps, lourd et tranquille, dans la lenteur de leurs caresses. Ils respirent exactement en même temps. Ils sont juste un rythme, le même. Ils chuchotent, ils rient, ils bavardent. Ils font le tour du monde, immobiles. Ils font le tour de la galaxie. Et puis ils ne font rien. Le vent traverse leur peau, leurs muscles, leurs os et fait danser leurs neurones comme autant de planètes.

Là ils sont l'amour. La nuit les enveloppe. La cité est loin, là-bas, au-delà des montagnes. Il n'y a plus personne, que des oiseaux et la rivière...

Elle ouvrit soudainement les yeux.

Ils fonçaient sur l'autoroute à plus de 200 à l'heure. C'est lui qui conduisait.

On vit le mot FIN s'inscrire sur le pare-brise. La pluie était battante. Sous les rafales de vent, la voiture tanguait. Octobre était pluvieux. Et tellement vieux les champs à perte de vue. Quelle vieille terre! Incroyable vielle terre!

Je t'aime dit-elle.

En même temps elle avait une envie de crier qui lui serrait la gorge, qui oppressait sa poitrine. Elle frappa son cœur avec la paume de sa main, agrippa son pull-over, le serra très fort, très fort. C'était comme si elle avait envie d'ouvrir sa poitrine, de déchirer et de laisser sortir tout ce qui pouvait être emprisonné là-dedans. Hurler de bonheur en même temps que...

En même temps qu'il y avait quelque chose de terrible. Comme une peur. Un trou noir, une spirale desquels il fallait sortir.

Pour être toujours heureux. Toujours heureux...

Procès de l'amour ascendant à chercher dans les astres. À l'ombre de la lumière qui marque le front.

Auto-suggestion des images de la jeunesse que l'on reconnaît intimement. Juge de nos actes - propres ou sales - dans le silence et le brouhaha de nos actes.

Existences secrètes, clandestins du destin.

Amoureux des bancs publics, enterrés avec le douanier Rousseau dans le jardin aux allées fleuries. Les arbres grandissent parmi les vents des saisons. Féeries des bassins et des grottes gravées de serments, de cœurs fléchés, de prénoms et de dates.

Hommes des cavernes gravant dans l'espoir de la magie du temps face à l'autre. Ces traces étaient-elles faites pour être vues. Des gestes pour nous. Pour y croire. Pour aujourd'hui qui dure depuis des centaines de millions d'années.

Margelle du puits de l'espace, ombres des ondes, chaleur.

Dans un pays très chaud, sous la pierre et le sable, on a retrouvé aujourd'hui un enfant de douze ans; un Homo Erectus. Il devait mesurer un mètre soixante deux et peser soixante cinq kilos. Il ne lui manque qu'un bras. Il a un million huit cents mille ans. Il est à nul autre pareil et je ne sais pas si il connaissait le feu, déjà.

Il y a aussi aujourd'hui une petite fille de onze ans qui a mis au monde un enfant.

On pourrait imaginer qu'ils se seraient rencontrés. Ils se sont rencontrés aujourd'hui, avec la force du désir. Et que l'enfant né ce jour serait le leur , puisque dans le grand big-bang l'énergie crée la matière.

C'est une histoire qui se passe au Kenya, là où il y a des girafes, des éléphants, des singes, des lions...

... «... exhalant comme la voix de la nature elle-même, cette souffrance et cette lassitude, mais aussi l'espoir des choses meilleures, tel que ses enfants en tous temps l'ont éprouvé...» ...

Il avait le cœur d'un oiseau et elle de longs cheveux. Ses longs cheveux étaient ceux d'un enfant. Il traçait sur sa peau des cercles concentriques pour marquer son amour. Il y avait des couleurs autour d'eux, et du tonnerre. Des animaux étranges passaient derrière eux, là-bas, à l'horizon, dans la brume de chaleur.

Les brumes et les sables de l'Afrique, là où il y a des enfants qui poussent sous les baobabs et les fromagers. Des enfants avec des grands yeux. Là où l'on chante des chants pathétiques, là où l'on frappe le sol avec ses pieds nus, comme pour appeler les Dieux, les ancêtres et soi-même. Comme pour appeler quelque chose, se rappeler en frappant la peau sur la terre que l'on est là et bien là.

À force de danser on peut s'en aller très loin, et que tout ça c'est la même chose. On est vivant ou on est mort, c'est pareil. D'ailleurs quelqu'un disait: «Les morts ont-ils vraiment existé?»... On pourrait demander aux moines tibétains, ceux qui habitent les montagnes où personne ne peut aller, de grandes montagnes vertes et humides. Des montagnes de silence. Des montagnes de sons qui vibrent entre eux, qui résonnent à l'infini de l'imaginaire, jusqu'aux premiers hommes.

Nous, hommes de Cromagnon, avons quarante millions d'années. L'Homo Erectus a disparu il y a seulement cent millions d'années. Nous sommes toujours le premier homme. Nous sommes si jeunes encore.

L'enfant né aujourd'hui est fait de l'enfant d'hier.

Le vaste monde tourne encore.

Et l'on grave toujours des flèches sur les arbres dans les jardins publics pour dire son amour: «À toi ma belle, pour toujours», «Je t'aime».

Amour anonyme et unique. Amour de chair, de sang, de regards, amour d'éther. Amour de poussière, comme la poussière d es étoiles filantes. Faites des vœux, les étoiles filent vite, vite...

La lune est là, dehors, pluie d'octobre...

Ils se taisent et se regardent, l'homme et la femme. Ils semblent n'avoir rien à se dire et pourtant, à les voir, personne n'ose parler autour d'eux. C'est comme si leur silence occupait tout l'espace. Comme si leur présence suffisait à habiter, à emplir l'air. Comme si leur respiration dessinait autour d'eux une frontière, un mur, un miroir. Comme si l'on ne pouvait les approcher que de derrière ce miroir, perdu loin dans le temps.Comme si l'on tournait autour d'une parole pas encore dite, pas encore prononcée, mais vécue déjà depuis quelques millions d'années.

Un long soupir d'amour, bien au-delà du temps.

Un vertige.

Une onde.

Une chaleur douce...

Une mise en abîme où l'on va du même pas, où les gens qui vivent prennent la lumière.

«Après quoi il devient difficile de retrouver l'amour dans sa naïveté». Dans son actualité. Où l'on fait un retour à l'éphémère, pour ne pas laisser de traces.

Il n'y a pas l'Autre, il y a Nous. Et l'on se sent incontinent. Les sensations sont filtrées par le corps transparent. Les choses passent au travers; on les mange et puis on les relâche. On les laisse librement s'échapper, comme si on s'échappait.

Un rivage, un continent avec une sensation de vide, et la sensation de contenir; le sens vertigineux d'un devenir et d'un ancrage.

Dans l'infini turbulent.

Dans les choses qui passent comme autant de révolutions ou plutôt comme autant de révoltes?

Où l'imaginaire n'arrêtera jamais d'être l'imaginaire. Même si on a l'impression de revenir en arrière.

Y a t-il une connaissance?

Dans l'agitation.

C'est à toi que je parle. Toi, et toi qui déjà bouge en moi, en ténues tensions, des caresses qui martèlent, des mouvements infimes qui frappent la vie. Ce sont de vagues, vagues souvenirs. Étranges états de l'âme. De l'âme comme de l'eau.

Singulier retour en arrière vers l'enfance de l'enfance. Au delà de l'innocence. Illuminés. Nous tous poètes.

Dans les profondeurs sans mémoire où je t'aime à toute allure, où je te cherche avec mes regards insistants. Dans les noirs de mon cerveau, dans l'antre de mon ventre. Avec toujours plus d'espace en moi et autour de moi pour nous.Dans des distances qui bercent même le ciel immense.

Ta présence devient mon espace. Le sens infime de chaque frisson est un monde surprenant, inconnu, tremblant d'où jaillissent les battements de nos cœurs.

À perpétuité.

Comme un soulèvement, une confiance.

Et toi, peut-être, tu seras un débordement. Une joie trop grande que le cœur ne peut contenir, qu'il faut libérer. Une faim et une contemplation. Un éclatement et des retrouvailles...

Transparence aérienne et vive facture. Cri perçant de l'oiseau qui perce le ciel égal. Brume opaque, enveloppes des sens. Flèches hérétiques qui chassent les devoirs.

Instants intérieurs qui calculent des devenirs. Transes et transits qui fondent un espoir, qui renverse toi et vibre à l'infini de l'amour...

C'est la beauté du geste.


/1983-84