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Carnet de route / Maroc - 2000


"SOUVIENS-TOI DU FUTUR" - EXPO NOMADE 2000

DE SIDI IFNI À ERFOUD - CARNET DE ROUTE

Commentaires pour le film "Le Maroc du sud - Expo nomade" de Kaltex - Production ARTE


SIDI IFNI


Nous sommes de retour à Sidi Ifni, invités pour exposer nos peintures et nos sculptures en compagnie d'autres artistes.

"Vous, vous avez les montres, nous on a le temps" dit Ahmed. Patience, les rendez-vous ne se prennent pas. Il s'agit de laisser ses habitudes à la porte, comme on dépose ses sandales pour entrer à la mosquée.

Il rôde toujours ici un fantôme d'Espagne, de l'époque où la ville s'appelait "Santa Cruz del Mar Pequeña".

Temps funambule, jusqu'à nouvel ordre, on ne guinche plus au Twist bar et le Blues café reste fermé.

Le plongeoir de la piscine attend, tel un dinosaure de carton pâte dans un vieux décor de Cinecitta.

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Au port, c'est la mer qui décide selon son humeur. C'est elle qui choisit si les bateaux peuvent sortir. Elle qui jette le sort si les marins ne rentrent pas. Mektoub, c'est le destin, les jeux sont faits, impair et passe, sur la jetée, on passe le temps.

"Un jour pour toi, un jour pour Allah" dit le proverbe. Faites vos jeux les garçons ! Ce soir en ville, si les filles et la baraka vous sourient, la pêche sera peut-être miraculeuse!

À l'heure attendue où Ifni devient le royaume des papillons de nuit, les garçons sortent sur l'allée du front de mer, la "Barandilla", surnommée "le grand bateau de love", pour séduire, pour "chasser la gazelle" comme ils disent.

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La première fois que nous avons croisé les yeux de Sindibad le marin, c'est son surnom, c'était dans une émouvante photo noir et blanc de Tshi, notre ami photographe.

Ce regard nous avait tellement touchés que nous devions nous rencontrer.

Ce gamin des rues, qui en a vu de toutes les couleurs, aurait pu jouer dans un film de Pasolini. Il a grandit trop vite. Il est gourmand, curieux, malin. Il est prompt à capter tout ce qu'on peut lui offrir. Nous aussi, alors nous faisons un bout de chemin ensemble...

Sindibad connaît tout le monde et tout le monde l'a adopté ici. Orphelin d'on ne sait qui, il est chez lui partout dans Ifni. Avec lui, Khadija nous invite à boire le thé. Exceptionnellement, tout en fumant discrètement une bonne cigarette, elle dit qu'elle est contente qu'on la photographie, si nous prenons le temps de bien le faire...

Sindibad le marin, ce grand voyageur qui n'a jamais quitté Ifni, prendra-t-il enfin le large au chant des sirènes ?

Où nous mènera ce bout de chemin parcouru ensemble quand nous rêvons d'aller vers le désert des milles et une nuits, et qu'il rêve des milles et un miroirs aux alouettes de l'Occident ?

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L'exposition "Souviens-toi du futur" à laquelle nous participons, investit pour quelques jours la place Hassan II, une oasis dans la ville. Il faut remuer des collines à dos d'âne, rassembler les énergies, les bonnes volontés, et s'arranger avec les autorités locales. L'essentiel est que le coeur d'Ifni se mette à battre.

L'événement suscite palabres et questionnements de part et d'autre. On ne sait plus qui sont les modèles, qui sont les artistes.

Voyager c'est ça aussi ; se donner, s'exposer, goûter et faire goûter, et, au détour, dessiner quelques fenêtres. Alors toutes les rencontres sont possibles.

Les images ne sont pas anodines. Par rejet de l'idolâtrie, l'Islam interdit la représentation anthropomorphe de Dieu. Seules l'écriture et la calligraphie sont admises. À de rares exceptions près, la figuration, péché d'orgueil, est ici absente. Le respect mutuel et le partage sont délicats. Comme il est délicat, voir impossible de photographier ou filmer les femmes. Sans doute par crainte des tabous et du qu'en dira-t-on, par peur que l'âme ne soit volée ou que l'image ne devienne l'objet de magie et de sortilèges. Les portes et les yeux s'ouvrent. Faire quelque chose ensemble vaut bien des paroles. Mais il faut attendre la nuit, sous un pauvre éclairage, pour voir venir la foule. C'est le jeu, il en vaut la chandelle.

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Mina et Najia, les soeurs de notre ami Hamid, préparent des crêpes marocaines, appelées msamen. Il faudra beaucoup de patience et une bonne dose de tendresse pour que ces douceurs deviennent un délice. Il faut y mettre le goût de ses doigts.

Avec elles et les femmes pudiquement cachées sous des voiles et des tissus, je franchis la porte du hammam et nous y restons nues de longs moments. J'entends les rires, les confidences. L'eau aspergée purifie comme à la source et paraît un luxe incroyable en ce pays de sécheresse. À tous les âges les femmes se font belles. Elles se massent, se coiffent, se frottent, se savonnent, se livrent, s'enduisent d'onguents, gomment indéfiniment leur peau qui roule sous le gant. Et recommencent, encore et encore. Les petites filles apprennent à pétrir les reins de leur mères. Elles y gagnent sûrement de la force. Les tout-petits garçons ont le privilège d'être là. Ils y perçoivent sans doute quelques secrets.

Les femmes sont généreuses comme des paysages de vallées et de dunes. On s'abandonne au massage, tel un enfant, apaisé par les mains d'une soeur, d'une mère, devenue figure universelle.

Désormais, j'entrerai certainement dans leur domaine, le harem, la "zone sacrée" de chaque maison.

J'aimerais peindre les odeurs suaves, les peaux veloutées, la chaleur des mains, avec le sentiment de me trouver, pour quelques instants, au-delà des miroirs et des voiles...

LE SOUK DE SBOUYA

La Fameuse Peugeot de Monsieur Popino, "La Flèche bleue", connue entre toutes à Ifni, embarque l'exposition nomade à 50 kms, vers le souk de Sbouya. En piste!

Voyager c'est aussi s'égarer vers de nouveaux passages.

"Il faut être nomade, disait Picabia, traverser les idées comme on traverse les pays. Coucher avec les mouettes. Et se laver les pieds dans le vermillon."

Nous partons vers l'inconnu...

D'abord, se laisser impressionner, rester contemplatifs. Ensuite, croiser les regards, mais pas trop, en gage d'amitié et de respect. Enfin, accepter de s'asseoir longtemps, sans rien dire.

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Si vous cherchez bien, à l'entrée du souk, le café "Chez Larbi" offre son hospitalité. Nous y installons l'expo. Sindibad le marin est resté au port mais sa photo et son regard font le voyage. Soyez les bienvenus, dans la fraîcheur, rue Bir Anzarane, du nom d'un des plus célèbres puits du désert.

L'exposition ne révolutionne en rien le rythme des choses, la vie suit son cours.

De cette rencontre avec Larbi, le sage, il restera, en signe de reconnaissance, un portrait.

Il trouvera place à l'ombre, parmi les images et les gris-gris qui logent sur les étagères derrière le comptoir du café...

SUR LA ROUTE D'ERFOUD

En route vers Erfoud, à 900 km à l'Est...

Voyager n'aide pas beaucoup à comprendre mais réveille un instant l'usage des yeux. On y respire, c'est le début de l'inspiration. L'oeil demeure la meilleure des caméras. Allons voir si le bleu peut chasser les djinns, si les monts merveilleux de l'Atlas qui portent le ciel, sont toujours des manifestations divines. C'est le voyage qui vous fait et on n'en revient pas quand chaque vallée, chaque érosion, chaque courbe est un nouveau ravissement.

La pluie et le vent transforment la Casbah des Glaoui en un champs de sculptures d'argile qui habitent les lieux.

Ici les palais sont éphémères et finissent par se fondre dans la nature qui garde le pouvoir.

En peignant nous devrons nous souvenir de ces impressions sur la rétine pour retrouver la sensation, l'impulsion face à la toile et rendre visibles les forces captées ici...

La matière rayonne et exhale les couleurs.

Les ocres fauves, les oranges cuivrés, les roses tendres, les argents nacrés, les verts chromes, les mauves limpides, les bleus vaporeux, les ors irisés... vibrent dans les lumières fluides, ardentes ou douces qui semblent sourdre de la terre. Le minéral se plisse comme de la soie sur laquelle on aurait soufflé à l'aube des temps géologiques.

Nous reviendrons, peindre sur le motif, le bon motif pour le retour...

TINGHAS

Une oasis est toujours un charme, une source d'apaisement. L'eau est miraculeuse. C'est elle qui apparaît partout dans les mirages, miroitante dans le lointain. Le paysage semble être là pour recevoir le silence.

C'est l'heure dorée du Moghreb, de la prière au coucher du soleil.

L'heure du marchand de sable...

LE KSAR RZIKAT

Au pays où la lenteur vient de Dieu et la hâte du Diable, la carrossa reste le véhicule idéal pour transporter l'exposition.

Des femmes accompagnent sur le chemin le pèlerin qui s'en va à la Mecque pour devenir Hadj. Il a sans doute pour mission de rapporter au bled un peu de sagesse...

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Les gamins du Ksar n'ont jamais vu de peintures, à leur connaissance et jusqu'à nouvel ordre, c'est le soleil qui éblouit les yeux. En compagnie de Maïma, j'entre dans le territoire des femmes. Dans le dédale de terre battue et de pisé, aveuglés, on est surpris par des fantômes qui, eux, semblent y voir tels des chats. Dans la profonde obscurité, il fait presque froid comme au coeur d'une grotte. Il n'y a qu'un pas de l'ombre à la lumière, du boucan au silence, du dehors au dedans.

Elle se dévoile sitôt franchi le seuil de sa maison. Dans la pièce, des tapis, des peaux de chèvre et des coussins. Au mur, une seule image, celle d'une montagne suisse enneigée.

La parabole est courante mais pas l'eau, à la télé, ,"Amour, gloire et beauté" à la marocaine. Le pain de Maïma, était prêt à partager...

Certains dénuements touchent à l'esthétique. Dans l'ombre feutrée tout se transmet...

Pendant ce temps, deux photos et un petit tableau ont disparu, peut-être des mômes qui les aimaient trop fort. Faut-il le prendre pour un compliment? L'affaire se discutera entre eux avec les anciens du village. Inch' Allah...

Mais des enfants nous ont offerts des branches de palmiers qu'ils avaient sculptées et peintes avec inspiration, alors... "Celui qui cherche un frère sans défaut reste sans frère" dit le poète Rûmi.

LE SOUK DE JORF

Vendredi à Jorf, c'est jour de souk...

Marcel Duchamps avait amené un urinoir au musée, l'exposition nomade, elle, trouve place dans l'allée des bouchers et des arracheurs de dents. Un endroit à part, unité de lieu pour un théâtre surréaliste. Nous sommes tous en représentation dans la vie qui se joue ici, même les tendres bouchers deviennent situationnistes. Ca sent l'ambre, la menthe, les tomates et le musc. Ca sent la fiente, le sang, la peur des animaux qui vont mourir et la peau de vache qui croupie dans un seau.

LES DUNES DE MERZOUGA

Les nomades racontent que le sable, chargé de sortilèges, rend le guerrier invulnérable et qu'en soufflant dessus, certains guérissent les maladies. La poussière porte toutes les légendes. Et les vagues de dunes toutes les sensualités. Face aux oeuvres, les dromadaires caractériels sont bon public. Ils sourient, ironiques et charmés. Avec sagesse, dans leur élégance préhistorique, ils nous donnent la bonne distance.

Les toiles s'envolent... "Crois en Dieu, mais attache ton chameau" dit le proverbe.

Le vent du désert possède les lieux... et les hommes.

LE VILLAGE DE KHAMLYA

Khamlya est un village de Gnawas.

Ces descendants d'esclaves noirs amenés jadis par les marchands arabes appellent le pouvoir de guérison par la musique. L'histoire raconte que Bilal, le premier muezzin de l'Islam, qui appelle à la prière par le chant du haut du minaret, était un esclave abyssinien libéré par Mahomet. C'est à lui qu'est attribuée l'origine de la confrérie Gnawa.

Les femmes ici gardent encore le parfum épicé du Soudan, du Sénégal ou du Mali...

Ce sont elles qui transmettent l'art de vivre en ces lieux. Dans le désert, on doit connaître ses limites, apprendre la sobriété et la patience. L'exposition est plantée près du petit champ de blé tendre arraché aux sables.

Nous partageons les images et la musique. Le son des qaraqib, les crotales envoûtants, invoquent les forces de la guérison. Le musicien qui les a domptées devient un Maâlem, maître de la cérémonie de la "Ziara", cette transe spirituelle qui purifie l'âme et le corps.

LE DÉSERT

LA CARAVANE DE L'EXPO NOMADE À DOS DE CHAMEAUX

Enfin, notre ami Abdou réalise un vieux rêve: une exposition nomade à dos de chameaux! Flanqués des oeuvres, ils partent naviguer à travers dunes.

De passage, la caravane chimérique trace pour nous quelques signes dans l'espace sans limite. Là où le vent est libre.

Acte poétique, profane et sacré, pour rien, pour le prodige, pour le désert. Une offrande aux nomades dont le regard brillant comme du métal distingue une pierre à des distances incroyables, là où nous, ne voyons d'abord que du vide. Un hommage aux Touaregs dont la parole dit qu'il y a des déserts afin que les hommes puissent y reconnaître leur âme.

Au fond, ce qui importe dans le voyage, c'est le chemin parcouru secrètement, quand l'horizon du voyageur s'ingénie à reculer...

...Tandis que souffle le sufi : "Mon désir est de devenir route, mon désir est d'être désert"...


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