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Jeux kaltexiens/texte Roger Lenglet

JEUX KALTEXIENS


ÊTRE SORCIER AUJOURD'HUI

 

Voilà Kaltex! Tu viens voir une fois Kaltex et ton futur est chamboulé, ton passé est maté et ton présent brille de mille présents!

Kaltex, c'est trois marabouts, ou plus précisément une druidesse, Soizic Arsal, un guérisseur bordelais, Willy Pierre, et un envoûteur corrézien, Simon Pradinas, qui ont associé leurs pratiques pour nous aider, pour rendre plus léger notre lourd et pitoyable fardeau d'évidences, de certitudes et de lieux communs. Ces trois sorciers se retrouvent quotidiennement pour partager leurs avoirs alchimiques. Bien entendu, on peut se féliciter de semblable œcuménisme et l'on ne résiste pas à l'espoir, renaissant soudain à ce spectacle, de voir se reconstituer bientôt l'immense puzzle éparpillé de la science des anciens mages. Que tous les sorciers du monde se donnent la main et l'on verra remonter les frissons le long des colonnes de notre civilisation. On verra les architectes se défenestrer de leur trentième étage, les médecins fuir leurs Facultés, les ingénieurs rentrer la tête dans les épaules, les juges se confesser publiquement... Mais revenons aux nôtres. Ensemble, nos trois gobelins se surprennent sans cesse, se mettent en je(u) et s'efforcent de (dé)nicher du jeu dans les choses les plus communes ou les plus sous-estimées. Du coup, ils produisent ce que l'on appelle, non sans quelque usure, des œuvres d'art.

Variant les supports, et les combinant souvent, ils débordent de tous les côtés les limites traditionnelles des activités créatrices: maniant les pinceaux comme des sages asiatiques, adorant les couleurs comme des peintres aztèques, ils s'émerveillent sur les quincailleries dorées comme des immigrés arabes, ils collectionnent les emballages d'oranges pour les reluquer comme des rêveurs en prison, ils ne craignent pas les machines les plus sophistiquées et les apprivoisent rien qu'en s'amusant avec, ils repeignent des compositions vidéos, filment des récits picturaux, de véritables voyages dans les tableaux dont le fil narratif tranche les vieux blocs d'associations logiques et retrempe la raison.

L'HORIZON DE NOS A PRIORI

Au début étaient le feu, l'eau, la terre, l'air, la haine, l'amour, les pantalons en cuir, les papas, les mamans, les états, les nations, les bêtes, les orchidées et les abeilles, les stations thermales, la sécurité sociale, les ordinateurs, les jeux de vingt heures, les voitures, la ville de Meaux, Mitterrand... Au début, on le sait vraiment aujourd'hui, il y avait inévitablement notre arbitraire d'aujourd'hui, on n'échappe pas à son époque et quand bien même on peut imaginer du neuf et introduire des ruptures, on ne peut que fabuler le passé.

Homère, Archiloque et Empédocle, d'ailleurs, nous le disaient déjà. Homère et Archiloque nous montrent que nous sommes les jouets des dieux, que la liberté nous est donnée de composer avec eux tel Ulysse ou le renard rusé, et Empédocle nous rappelle, comme si nous l'avions déjà oublié dès l'aube de notre civilisation, que chaque chose est une déesse qui, vue, entendue, sentie, goûtée, dite ou chantée, reniflée ou écrite, suscitera de nouveaux mélanges et présidera à sa manière dans notre mémoire et même dans nos perceptions. Ce penseur-là nous indique malicieusement que si nous ne saurions sortir de notre mémoire singulière, elle n'en est pas moins un espace de je(u), de liberté infiniment recomposable. Dans les activités tenues pour divines ou dans celles qui composent notre ordinaire, il nous invite à saisir toute chose comme «des drogues multicolores entre les mains des peintres».

DU SPERME DANS LES YEUX

Kaltex ouvre la polysémie de notre ordinaire vulgaire. Les objets les plus inessentiels sont révélés: on découvre que ce sont des veines, des filons de pierres précieuses. Contre la gestion des regards et des lucidités, contre l'immobilité de nos grelots rouillés, les oeuvres de Kaltex lèvent des gerbes d'étincelles alibabesques et provoquent des avalanches de sperme. Regarder une œuvre kaltexienne, c'est prendre des giclées dans les yeux, c'est se découvrir jouisseur et repartir gros.

Peu soucieux de branchement ou de câblage en-soi, ils pratiquent au demeurant des anastomoses qui font exploser les évidences comme des ballons et grimacer les identités. L'inné et l'acquis se demandent ce qui leur arrive, les catégories du subjectif et de l'objectif ont mal au cœur, le sensible et l'intellectuel sont deux dragons qui copulent, et c'est tout juste si la vie et la mort ne se sentent pas de trop. On s'amuse bien. Quel umour. L'umour sans h, l'umour de Vacher, le monde-jeu auquel préside le Dieu du sérieux.

Le travail de Soizic, Willy et Simon, est un des plus efficaces qui soit donné de voir et d'entendre dans cette vaste activité immémoriale qu'on appelle l'art.

Ce grand jeu (re)créatif qui vient transformer les représentations communes semble singulièrement manquer de règles. C'est pourquoi, peut-être, il n'est pas aisé à présenter abstraitement. Pourtant, tentons d'en dessiner encore deux ou trois traits, car quand même...

LES MIRETTES EN ROC

C'est bête à dire, mais ce jeu consiste à ouvrir l'œil. D'ordinaire, on a les paupières lourdes. Et même si lourdes, en fait, qu'elles paraissent scellées comme les grosses portes blindées d'un abri qui protégerait on ne sait trop quoi.

Attention: à mesure qu'on avance dans le jeu, nos paupières, pachydermes las, doivent devenir de véritables ailes qui ne demandent qu'à papillonner d'incrédulité et d'émerveillement.

Au demeurant, d'aucuns ont les mirettes en roc: il faut alors multiplier les sésames. Bientôt, même les dures d'oreille entendent les craquements, et voient des lueurs se frayer un passage pour aller faire scintiller les trésors dérobés.

Au début, ça ne manque pas de piquant, bien sûr. Avec le temps, c'est plus grave: ça travaille.

INVENTER D'AUTRES ACCOUTUMANCES

Le but du jeu, n'effrayons personne, c'est la liberté ou la plus jubilatoire des dépendances, pour ne pas dire la drogue des drogues, l'accoutumance suprême qui consiste à se jouer de l'accoutumance à l'indifférence.

Ouvrir l'œil, c'est y regarder à deux fois sur les objets usuels ou familiers, souvent méprisés. Les figurines grossières, les bibelots de quatre sous, les prospectus de marabouts africains, les verroteries en plastique, les mosquées de cent grammes, les vases qui vacillent sous la moindre fleur, les souvenirs bretons made in Italy, les fausses barbes qui se voient, les gens qui décolorent dans l'eau des piscines... Tout ce que notre regard semble avoir pigé un jour une fois pour toutes au nom d'on ne sait trop quelle forme supérieure, toutes choses secrètes à plus d'un titre et qui ne causent pas à n'importe qui bien qu'elles soient toujours prêtes à s'emballer, à brûler d'intensités, à partager d'incroyables histoires avec ceux qui ne les écrasent pas.

LE FOU ET LE PENSEUR

Ces trois vigilambules (l‘expression est de Gilles Deleuze) ont creusé leur antre au cœur de Barbès la colorée.

Ils ont composé notre couverture-sommaire avec le jeu de variation sur Renoir, le Le jeu d'échec et son penseur ci-contre qu'ils commentent un peu:

Le petit «arlequin» sur le couvercle est un fou, un bouffon. Quant au penseur, on se demande s'il court ou s'il pense. Il a une tête ronde comme les pions mais paraît encore plus «inhumain». Les pions, eux au moins, sont très colorés. Du penseur ou du fou, le gagnant n'est pas donné d'avance.

JEU D'ECHEC ET THERMODYNAMIQUE

Ce jeu d'échec est conçu pour être jouable et pour être aussi regardé de très près. C'est un petit jeu de voyage à 5 francs. L'échiquier est d'abord coupé en deux couleurs (on retrouve cette bipartition dans beaucoup de jeux, dans les compétitions, dans nombre d'esthétiques et de conceptions intellectuelles, et même dans les corridas qui séparent l'ombre de la lumière). Ici, plus on va jouer, plus le bleu (le froid) et le rouge (le chaud) vont se mélanger et composer des tableaux différents. Le regret de perdre telle ou telle pièce est plus grand que dans le jeu d'échec car chacune a un bariolage singulier.

LE JEU DES REGLES ET DES LIMITES

Les kaltexiens ne détournent pas que les jeux: ils réinjectent aussi de l'enjeu dans le livide non-ludique et jouent avec les limites.

Nous avons souvent comparé notre activité au jeu de go, en ceci que c'est un jeu avec les limites, avec des tentatives d'encerclement qui se trouvent elles-mêmes encerclées, sans qu'on s'en aperçoive forcément tout de suite.

A propos du rôle qu'on peut faire jouer aux limites ou aux «règles», qui restent sans doute innombrables, inassignables en dernier ressort et qui relèvent d'une consommation anarchique, marquons celle qui peut consister à poser des limites dans l'espace pour délimiter une aire sorcière spécialement dédiée à certains dieux ou certaines pratiques qui valent d'être valorisées. Un tel espace circonscrit présente des avantages magiques et ludiques qui ne sont pas négligeables: il met en condition celui qui en franchit le seuil, en lui rappelant notamment qu'il entre dans un monde de délimitation au sens fort, c'est-à-dire une aire de liberté où s'insiste la possibilité de transgresser, de mélanger, de s'amuser avec les limites. Ce seuil, pour un peintre par exemple, est une façon de se sentir en peinture, d'un pas. Puis dès qu'il veut, de se libérer de l'espace de libération, simplement en se relevant pour aller gagner un fauteuil. Il est bon de ne pas se sentir toujours prisonnier des toiles, de savoir que deux pas suffisent à regagner son espace commun. Il n'est pas absolument indispensable d'acheter un atelier pour pouvoir goûter les joies de la délimitation: une petite table ou le sol lui-même conviennent parfaitement pourvu qu'on dégage une sorte de pourtour, si mince soit-il, et qu'on se mette en appétit de jouer, comme on le ferait en se préparant à une bonne belote ou à un épique monopoly entre amis, avec une bouteille sous le coude en prévision pour la nuit. Il convient de se préparer pour n'avoir pas trop à se relever de sa chaise. On évitera ainsi les catastrophiques conséquences des franchissements incessants de la limite qui finissent par désamorcer complètement sa fonction symbolique. Il n'est pas rare d'observer des artistes qui parfois perdent ainsi complètement le goût du projet pour lequel ils étaient attablés: il est beau l'artiste qui reste comme un idiot devant sa toile après deux coups de téléphone, quand ce n'est pas un faux coup de sonnette, une envie d'uriner ou une envie de gâteau, voire un coup de peigne! Il arrive aussi que de telles coupures soient miraculeuses.

Voici en outre quelques passes vénéfiques* que nous ont dévoilées les trois lascars dans leur commerce avec le diable, un art de l'invocation dont les techniques sont toujours à éprouver de nouveau et avec un dosage entièrement facultatif:

- Plisser les yeux ou au contraire les écarquiller jusqu'au flou.
- Retirer ses lunettes.
- Utiliser des pinceaux en mauvais état et des couleurs souillées.
(C'est souvent avec des moyens matériels pourris qu'on fait des trouvailles).
- Jouer avec ses propres états les provoquer, les questionner, les contrarier, les mélanger... et, pour cela, s'identifier par exemple à tel ou tel personnage, se mettre à chanter, voire à marcher précipitamment, à danser ou à devenir violent.
- Rechercher des rythmes pour faire coïncider geste et pensée.
- Se refuser à prendre du recul.
- Chercher la surprise et composer avec les accidents qui se présentent.
- User de supports non-adéquats»;
- Jouer avec tout ce que la tradition a relégué
- Et cetera.

*Relatif ax vénéfices : selon Littré, ancien terme de jurisprudence pour désigner les crimes d'empoisonnement par sortilèges.

LES TROIS SORCIERES DE MACBETH

Ce sont des autoportraits, parmi d'autres. Des autoportraits au sens plein, c'est-à-dire des jeux avec nous-mêmes, des je(ux).
Une fois, Picasso s'est peint en bleu pour voir quelle gueule il avait comme ça.
Peindre sur son visage, c'est créer des «masques» vivants, changeant selon les expressions qu'on prend.
De plus, les kaltexiens déploient et vivent littéralement une rencontre du jeu d'acteur et de la peinture, qui trouve son support principal avec la vidéo.
Au début, une lutte contre l'ennui et contre la menace d'une cécité avait contribué à ce que Willy s'amuse avec une vidéo.
Ce fut le premier film: A l'hôpital. C'est une exploration des lignes et des coins de sa chambre d'hôpital, des plis de ses draps, et des scènes où les visiteurs, gênés d'être filmés, se récrient en recommandations («tu fatigues ton œil...»), ou entrent en stupéfaction devant le poste de télévision qui retransmet leur image en direct.

DES PSYCHIATRES HALLUCINES

L'œil guéri, Willy n'abandonnera pas son jouet. Il filme une nuit entière un ami qui se fait des intraveineuses de cocaïne, et sa caméra est comme le télescope d'un astronome qui contemple les différentes faces des planètes. A la vision de ces faces-là, l'ami cessera ses injections. Projetées dans un congrès de psychiatres sur la toxicomanie, ces bandes vidéo ont déclenché un gros conflit: d'aucuns ont ragé contre ce regard complice, ludique et esthétique; d'autres ont gardé le silence; et d'autres encore se sont opposés aux premiers en reconnaissant que cette nouvelle approche, sauvage et intime, doit nous interroger.

LES TROIS SORCIERES DE MACBETH

Plus tard, les kaltexiens réalisent nombre de moyens-métrages qui sont de véritables aventures dans leurs œuvres picturales, sculpturales et commun...ales.

Nous parlerons dans un prochain numéro de leur film vidéo Magazine zéro, produit et tourné en étroite collaboration avec la troupe du Chapeau Rouge et les frères Marcoeur, musiciens.

Les trois sorciers sont aussi partis en Chine peindre sur place ce qu'ils ont vu, au grand étonnement des autochtones, comme les peintres d'autrefois. Et ils ont filmé le tout. On vous tiendra au jus.

ROGER LENGLET, philosophe /REVUE ANOUCIA /1986

 


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